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Reproduire le genre

mercredi 15 février 2012


La science occidentale comme autorité et dispositif de pouvoir s’est attachée à naturaliser la différence entre les sexes. Pourtant, comme le rappelle la biologiste et épistémologue féministe Hélène Rouch, « la bicatégorisation biologique du sexe ne prend un sens que dans le cadre précis de la procréation. […] L’acte procréatif ne concernant qu’une partie, fût-ce la plus grande, des êtres humains, et n’étant qu’un phénomène épisodique de leur vie, il ne justifie pas la dichotomie de l’humanité toute entière en deux sexes, et encore moins en deux genres. » [1]

Le sexe est un critère construit par les biologistes pour distinguer les mâles et les femelles d’une même espèce. Cette distinction n’a un intérêt que pour décrire la reproduction des espèces. Pourtant, le sexe est utilisé bien plus fréquemment pour établir une différence entre les individu·e·s et justifier la domination des femmes par les hommes. Le genre désigne lui la division sociale entre hommes et femmes suivant des attributs ou comportements jugés masculins ou féminins et la domination qu’exercent les hommes sur les femmes. Le genre est une division sociale entre hommes et femmes alors que le sexe est une division biologique qui n’est a priori pertinente que lorsqu’il y a reproduction sexuelle. Le sexe est donc une notion qui n’a un sens que pour les biologistes qui étudient la reproduction sexuelle. Dans tous les autres cas, c’est le genre qui différencie les individu·e·s.

De plus, si le sexe est un moyen pour les biologistes de catégoriser un individu, celui-ci n’en est pas pour autant un objet naturel et sans histoire. La manière dont la science a caractérisé le sexe a évolué au cours du temps. Organes génitaux externes, hormones, chromosomes ont tour à tour permis de différencier les femmes des hommes.

Des hommes savants ...

Toutefois, le ou la scientifique n’est pas un sage isolé dans sa tour d’ivoire, dont la vie serait entièrement dédiée à l’analyse objective des faits. Les scientifiques sont des êtres humains comme les autres, dont les actes et les pensées reflètent toujours les constructions sociales dans lesquelles ils et elles ont été éduqué·e·s. En particulier, une grande partie de la production scientifique justifie et entretient la domination masculine simplement parce qu’elle est réalisée par des hommes. Historiquement, comme le rappelle Clifford D. Corner dans son Histoire populaire des sciences [2].

...pour une science genrée...

La science n’est pas basée uniquement sur « la raison ». Elle s’inscrit dans une époque et une société et produit des savoirs qui sont à son image. Les productions scientifiques, passées et présentes, sont donc genrées. Ainsi, dans les descriptions de la fécondation par les publications scientifiques, les gamètes, spermatozoïdes et ovules, ont systématiquement un visage humain [3]. Les spermatozoïdes tels de vaillants chevaliers, forts et courageux, propulsés par leur flagelle se lancent à l’assaut de muqueuses hostiles pour conquérir un fragile ovule qui les attend, passif, et se laisse porter le long des trompes de Fallope. Au terme d’un véritable périple au sein du corps inhospitalier de la femme, le plus vaillant des spermatozoïdes pénètre l’ovule. Dans cette romance, il est facile d’oublier que la description porte uniquement sur des interactions cellulaires. Prêter des qualités humaines, des intentions à des cellules n’a aucun sens mais participe à naturaliser la domination patriarcale.

À la fin des années 980, de nouvelles recherches sur la fécondation montrèrent que non seulement le flagelle n’est d’aucune utilité pour le déplacement des spermatozoïdes mais a plutôt tendance à les gêner. Elles montrèrent également que lors de la fécondation, le spermatozoïde ne pénètre pas l’ovule comme une reproduction du coït à l’échelle cellulaire. La fécondation est un mécanisme chimique complexe où des enzymes présentes sur les parois de l’ovule jouent un rôle déterminant dans le choix du spermatozoïde fécondant et dans la manière dont la paroi de l’ovule se modifie localement pour la fusion des deux gamètes. Toutefois, les discours à propos de cette nouvelle conception de la biologie de la reproduction dans laquelle les cellules issues du corps des femmes ne sont pas cantonnées à un rôle passif n’ont pas été moins sexistes. L’ovule est devenue femme fatale choisissant parmi ses prétendants celui qu’elle autorisera à féconder. La science et le discours qu’elle produit sont toujours genrés, à l’image de la société qui les a produit·e·s.

L’histoire de l’étude des hyènes est également symptomatique de la manière dont le genre détermine la manière dont les scientifiques caractérisent le sexe [4]. Les hyènes sont des animaux qui au moins depuis l’Antiquité sont perçues comme intrigantes : les hyènes femelles possèdent un « pseudopénis » qui empêche de les distinguer des mâles en dehors des périodes de reproduction. Aristote a ainsi décrit les hyènes, telles des performeuses queer, changeant de sexe tous les ans. Elles ont été par la suite perçues comme une communauté de mâles homosexuels. Encore aujourd’hui, des chercheur·euse·s étatsunien·ne·s étudient leurs taux hormonaux en vue de justifier leur organisation sociale et leurs comportements. La difficulté à assigner un sexe aux hyènes est à l’origine de nombreux mythes autour de ces animaux et de l’image peu sympathique qu’ils renvoient, agressifs, moqueurs, associables... Le trouble dans la détermination du sexe des hyènes est alors à l’origine de la création et de la justification de l’antipathie des humains pour ces animaux.

... qui renforce le patriarcat

De plus, la science n’est pas uniquement une production de savoir. Elle est intrinsèquement liée au développement de technologies. Les personnes dont le sexe n’est pas facilement assignable à une des deux catégories autrefois qualifiées d’hermaphrodites, aujourd’hui de personnes intersexes ont depuis longtemps posé question aux médecins et biologistes.
Avant d’être repris par les féministes des années 1970, le terme de genre est ainsi introduit dans les années 1950 par le médecin John Money qui travaille sur le « traitement » des enfants intersexes dont, pour lui, leur sexe n’est pas en adéquation avec leur genre [5].
Avec le développement des techniques chirurgicales, des protocoles médicaux furent mis en place pour assigner un sexe non ambigu masculin ou plus souvent féminin (il est plus facile de façonner chirurgicalement un vagin qu’un pénis). Dans ce cas, c’est l’assignation à un genre qui définit le sexe.
Un exemple particulièrement parlant de la présence de la domination masculine au sein même du développement technologique est celui de la contraception. Avec le préservatif, la pilule est le moyen de contraception le plus répandu dans les pays occidentaux. Or, celle-ci fait porter la responsabilité de la contraception uniquement sur les femmes, déchargeant les hommes de cette considération. Pourtant, un traitement contraceptif hormonal existe également pour les hommes, à base de progestérone, bloquant la production de spermatozoïdes [6]. Certes, la popularité de la pilule contraceptive pour les femmes, ainsi que l’absence de publicité pour la pilule masculine, sont au moins autant dues au sexisme latent de la société, qu’à celui des milieux médicaux et pharmaceutiques en particulier. Mais la manière dont les moyens contraceptifs sont proposés ou non aux femmes révèlent le pouvoir que peut représenter le corps médical dans le système patriarcal. Encore récemment, il reste encore des médecins ne recommandant l’utilisation de dispositifs intra-utérins qu’aux femmes ayant déjà eu des enfants, n’évoquant pas la possibilité de prise continue de certaines pilules, ou l’existence de moyens moins contraignants comme les implants contraceptifs. Ces « oublis » ou ces « avis professionnels », issus la plupart de médecins hommes, ne sont que l’expression d’un pouvoir, d’une autorité qui se réclame scientifique, donc soi-disant « neutre », alors qu’elle coïncide justement avec la volonté patriarcale de contrôle du corps des femmes et de la reproduction. Parmi les populations les plus pauvres, la stérilisation est une des pratiques contraceptives les plus utilisées dans le monde. Encore une fois, ce sont le corps des femmes qui sont soumis à cette opération irréversible. La vasectomie est une pratique marginale (et plutôt réservée à des hommes riches et occidentaux).

La production de savoirs et de techniques s’inscrit dans un contexte social qui est défini par les personnes qui la font, les laboratoires et universités où la science est réalisée, par les institutions qui l’hébergent et la financent. Elle dépend de la société dans laquelle elle est produite. Ainsi, dans une société largement sexiste, homophobe et hétéronormée, toute production de savoir et d’objets technologiques, notamment dans les domaines qui touchent aux fondements de ces problèmes (l’anthropologie, la biologie ou la médecine) doit être considérée avec circonspection, à plus forte raison quand elle semble justifier une domination ou des inégalités par des faits « objectifs » La science est une pratique essentiellement masculine. Cette masculinité transparait dans les connaissance produites et les technologies développées. Les sciences ne sont pas un pur cheminement de la raison. Elles sont également des constructions sociales et intègrent dans leurs productions des éléments sociaux. Ainsi, pour paraphraser Galilée et Evelyn Fox-Keller, on ne peut pas dire que ce que pensent les hommes n’a rien à voir avec la science, c’est ce que pensent les femmes qui n’a rien à voir avec la science [7].

Notes

[1Hélène Rouch, La Gestation, paradoxe immunologique de la dualité dans Le corps, entre sexe et genre sous la direction de Hélène Rouch, Elsa Dorlin et Dominique Fougeyrollas-Schwebel, 2005

[2Clifford D. Corner, Histoire populaire des sciences, l’Échappée, 2011], des « barrières sociales ont entravé l’accès des femmes à l’instruction et aux professions scientifiques » : manière polie de dire qu’en Occident, les pouvoirs religieux et aristocratiques ont tenté le plus possible d’interdire l’accès à la production de connaissance aux femmes. Et si les sciences se sont aussi construites sur les savoirs empiriques élaborés par les artisan·e·s, là encore, il a fallu compter avec « l’exclusion traditionnelle des femmes de nombreux métiers ». Certes, cet état de fait s’est amélioré lors du siècle dernier, en particulier depuis les années 70 et le développement d’une critique féministe des sciences dont des chercheuses états-uniennes comme Donna Harraway, Evelyn Fox-Keller ou Sandra Harding furent les porte-drapeaux, certaines branches des sciences naturelles s’étant par exemple considérablement féminisées. Mais les scientifiques restent en majorité des chercheurs, notamment dans les postes à responsabilité, et une sacrée inertie risque de ralentir le changement d’habitudes d’un milieu quasiment exclusivement masculin. Ainsi en 1997, 5 % des scientifiques étatsunien·ne·s sont des femmes[[Ingrid Carlander, « Le Sexe des sciences », Le Monde Diplomatique, juin 1997

[3Emily Martin, « The Egg and the Sperm : How Science has constructed a romance based on stereotypical male-female roles » publié en 1991 dans Signs : journal of women in culture and society.

[4Anna Wilson, « Sexing the Hyena : Intraspecies Readings of the Female Phallus », Signs, Volume 28, n° 3, Gender and Science, 2003

[5Elsa Dorlin, Sexe, genre et intersexualité : la crise comme régime théorique, Raisons politiques, n° 18, mai 2005

[6À ce propos, lire l’article d’Athanor, « La contraception masculine », Offensive n° 32, décembre 2011

[7Galilée dit dans ses Dialogues sur deux grand système du monde que « les conclusions des sciences naturelles sont vraies et nécessaires et n’ont rien à voir avec les opinions des hommes ». Evelin Fox-Keller dans « Feminism and Science » paru dans Signs en, 1982 retourne le propos de Galilée.